Autobiographie de son enfance à l’âge adulte.
Tim Guénard est âgé de 40 ans, marié, père de 4 enfants. Apiculteur et compagnon du tour
de France, il habite dans le Sud-ouest de la France où il accueille avec sa femme des
personnes en difficulté. A travers son autobiographie, il nous dévoile l’itinéraire d’un enfant
perdu, et retrouvé. Ses mots ont la force de coups de poing, et l’écriture lapidaire délivre un
message rempli d’espoir en la capacité d’amour et de pardon de tout homme, même du plus
blessé.
Ma vie est aussi cabossée que mon visage. Mon nez, à lui seul, compte vingt-sept fractures.
Vingt-trois proviennent de la boxe ; quatre, de mon père. Les coups les plus violents, je les ai reçus de celui qui aurait dû me prendre par la main et me dire " je t’aime ".
Il était iroquois. Quand ma mère l’a quitté, le poison de l’alcool l’a rendu fou. Il m’a battu à
mort avant que la vie ne poursuive le jeu de massacre. J’ai survécu grâce à trois rêves : me
faire renvoyer de la maison de correction où j’étais placé - un exploit jusqu’alors jamais
accompli ; devenir chef de bande ; tuer mon père. Ces rêves, je les ai réalisés. Excepté le
troisième. C’était à deux doigts... Durant des années, la flamme de la vengeance m’a fait
vivre.
Dans la prison de ma haine, des personnes habitées par l’Amour m’ont visité et m’ont mis à
genoux dans mon cour. C’est à ceux que notre société rejette, les cassés, les tordus, les
handicapés, les " anormaux ", que je dois la vie. Et une formidable leçon d’amour. Je leur
dédie ce livre. Ils m’ont permis de renaître.
Cette rencontre inattendue avec l’Amour a bouleversé mon existence. Je vis aujourd’hui
dans une grande maison claire, sur les hauteurs de Lourdes, avec Martine, ma femme,
Églantine, Lionel, Kateri et Timothée, nos enfants. Plus quelques personnes de passage qui
font halte chez nous en attendant de reprendre la route. Ce matin, j’ai posé mes ruches sur
le versant de la montagne. Demain, je les emmènerai ailleurs, vers d’autres fleurs, d’autres
parfums. Je savoure le silence des collines qui m’emportent dans leurs chevauchées vers
l’horizon.
Une abeille voltige autour de moi, elle bourdonne près de mon visage, retourne à la fleur,
déjà lourde de pollen. Sa vie est réglée comme une partition. Elle joue les notes de son
hérédité, ces ordres séculaires transmis par son code génétique. L’abeille, comme tout
animal, ne peut rien changer à son comportement programmé. L’homme, oui. L’homme est
libre de bouleverser son destin pour le meilleur ou pour le pire. Moi, fils d’alcoolique, enfant
abandonné, j’ai tordu le coup à la fatalité. J’ai fait mentir la génétique. C’est ma fierté.
Mon prénom est Philippe, et on me surnomme Tim, car mon nom iroquois est Timidy. Il
signifie " seigneur des chevaux ". Ma mémoire blessée fut plus difficile à apprivoiser qu’un
pur-sang sauvage. Guénard peut se traduire par " fort dans l’espérance ". J’ai toujours cru au
miracle. Cette espérance qui ne m’a jamais manqué, même au plus noir de la nuit, je la
désire aujourd’hui pour les autres. J’ai hérité de mes ancêtres indiens l’absence de vertige.
Je ne crains qu’un abîme, le plus effrayant, celui de la haine à l’égard de soi-même. Je n’ai
qu’une peur, celle de ne pas assez aimer. Pour être un homme, il faut des couilles. Pour être
un homme d’amour, il en faut de plus grosses encore. Après des années de combat, j’ai
enterré la hache de guerre avec mon père, avec moi-même et mon passé.
Il m’arrive de prendre le volant de ma vieille camionnette et de partir, à la demande,
raconter un peu de ma vie chaotique. Je vais chez nous, ou ailleurs, en France et à l’étranger,
dans les écoles et les prisons, les églises et aux assises, les stades et les places publiques... Je
témoigne que le pardon est l’acte le plus difficile à poser. Le plus digne de l’homme. Mon
plus beau combat. L’amour, c’est mon poing final. Je marche désormais sur le sentier de la
paix. Soixante-dix-sept fois sept fois.
J’ai failli tuer mon père. Sans le faire exprès. C’était au début de ma rencontre avec Dieu. Le
père Thomas Philippe commençait à m’administrer ses perfusions de pardon, et je me
sentais tout chose. Je n’avais pas quitté toutes mes habitudes belliqueuses.
Un samedi soir, nous écumons avec ma bande les bals de campagne lorsque nous décidons
de finir la soirée dans une boîte de nuit de la région. Je reconnais, dès la porte franchie et
mes yeux habitués à la pénombre, deux de mes demi-frères dans un coin du bar. Le souvenir n’étant pas folichon, je préfère me tirer. Au moment où je décanille, un de mes copains
provoque, sans le vouloir, une bagarre. La castagne dégénère très vite. Elle devient générale,
opposant les miens au reste de la salle. Ça cogne dans tous les coins.
Dans l’obscurité, je ne sais plus très bien sur qui je tape. Mes coups portent, mon adversaire
recule. La bande rivale se taille en voiture. En les voyant partir, j’éprouve un malaise
indéfinissable. Je ne dors pas bien ce soir-là. Le lendemain, je comprends. C’est mon père
que j’ai tabassé. Il ne s’est pas défendu. Ce père que je rêvais de tuer, que je n’ai pas revu
depuis des années, je viens de lui casser la gueule. Je me sens mal. Il y a encore quelques
mois, j’aurais exulté. Cette heure de la vengeance, tellement désirée, je la refuse désormais.
Le désir de lui pardonner vient un peu plus tard, grâce au cadeau de Frédéric. Ses cinq lignes dactylographiées m’ont ouvert le cour. Grâce à elles, je veux recommencer ma vie à zéro.
Une vie bâtie sur l’amour, non sur la haine.
Grâce au cadeau de Frédéric et aux quelques mots dits par une petite fille. Sylvie est une
fillette de six ans. Je la rencontre alors qu’elle doit être placée à la DDASS. Son père,
gravement malade de l’alcool, la bat. Mais elle ne veut pas le quitter, elle espère en lui, elle
espère pour lui. Elle me dit un jour :
Je veux rester avec mon papa. Il est gentil quand il a pas bu.
Ses mots me touchent. Deux ans plus tard, cet homme devient abstinent. L’espérance de sa
fille l’a sauve.
Grâce à Sylvie et à Frédéric, je cherche du positif chez mon père. J’en trouve. Je réalise que c’est grâce à lui que je suis devenu champion de boxe. Je lui dois en partie le bonheur que je
goûte aujourd’hui. Je croise un jour, en ville, une ravissante jeune fille accompagnée d’un
garçon. Je reconnais, avec un mouvement de recul, ma demi-sour et son frère. Je décide
d’aborder cette fille qui n’a jamais été méchante avec moi lorsque nous étions enfants. Je
me plante devant elle et je lui demande tout à trac :
Sais-tu qui je suis ?
Elle réfléchit un instant et se tourne subitement vers son frère :
Je le reconnais, c’est le fils de papa.
Je suis ému par la façon profondément affectueuse dont elle dit papa. Si elle parle de cet
homme avec autant d’amour, il ne peut être mauvais. Il doit même être un excellent père avec ses seconds enfants. J’apprends incidemment qu’il lui arrivait de laver mes couches à la main quand j’étais petit. Mon père me battait, mais il lavait mes couches !
Je suis donc retourné chez mon père. Comme dans la parabole de l’Évangile. Il habitait un
pavillon, dans la banlieue nord de Paris. J’ai sonné à la porte. Il a ouvert. Je l’ai reconnu,
malgré le temps. Sa haute silhouette ne se voûtait pas encore. Il m’a regardé en silence, sans
surprise. Il n’a pas dit de phrases du genre " Tiens, te voilà enfin, après tant d’années " ou "
Fous le camp, je n’ai jamais pu te supporter ! ", ou bien encore " Mon enfant chéri,
pardonne-moi ".
Non, il n’a rien dit.
Ses yeux ont parlé pour lui.
Je suis allé droit au but, sans doute pour dominer mon trac :
Je suis devenu chrétien, je te pardonne. On recommence la vie à zéro !
J’ai commis la connerie de ma vie.
J’ai aussitôt senti qu’il se raidissait. Ses yeux se sont embrumés, son regard s’est assombri. Il s’est plié, comme s’il recevait un coup au ventre. Je venais de renvoyer cet homme dans son enfer de passé qu’il essayait désespérément de fuir. Je n’étais qu’un salaud, un égoïste qui ne songeait, dans le fond, qu’à une chose : se soulager. Vivre le pardon pour moi et moi seul.
M’offrir une bonne conscience toute neuve.
Mon père n’a pas eu la chance d’avoir une femme comme la mienne et des amis comme
ceux que j’ai reçus. Souvent, je me suis posé la question : pourquoi ? Pourquoi ai-je eu cette
chance et pas lui ? II essayait sans doute d’échapper aux griffes du remords et aux souvenirs
horribles de son indignité. Il a tenté de réparer ce qui était possible, en étant un père juste
et bon pour ses autres enfants. Il ne pouvait encore se pardonner lui-même. Il se jugeait
avec toute la sévérité du scrupule.
Moi, je suis arrivé devant lui après des années d’absence et je lui ai balancé mon pardon
dans la gueule comme un jugement et une condamnation. Le cour peut donner un pardon
que la bouche doit parfois retenir.
Dans l’Évangile, le Christ ne dit pas à la femme adultère que les pharisiens veulent lapider : "
Je te pardonne tes nuits de péché. " II se tait. Il dessine dans le sable.
Je suis parti vite, plein de remords. J’ai tenté de combler le trou entre nous en lui envoyant
des cartes postales. Cela paraît idiot, n’est-ce pas, des cartes postales ? Des petits mots
disant mon bonheur de vivre, un clin d’oil complice par-ci par-là, un instant heureux que je
partageais avec lui, à la volée, en passant.
Après quelques années, il y a eu plus de présent entre nous que de passé. J’ai su alors qu’il
pouvait accepter mon pardon.
Un jour, j’ai appris qu’il avait cessé de boire. Pour ce grand malade, c’était un acte héroïque.
Je me suis mis à l’admirer.
J’ai appris la mort de mon père par hasard. En 1990.
Je croise dans la rue un oncle et son fils. L’homme me reconnaît. Il m’accoste :
Eh, Tim, tu dois être heureux ?
Heureux... oui. Pourquoi me dites-vous cela ?
Tu sais que ton salaud de père est mort ?
Coup au plexus. Respiration coupée. Silence.
Déchirure.
... Non... Il y a longtemps ?
Trois mois à peine.
Le cousin est gentil. Il sait ce que m’a infligé mon père. Il en rajoute :
Ah, ce salaud...
Je n’en veux pas à mon cousin. Il ignore que Dieu est entré dans ma vie et qu’Il a tout
bouleversé, de fond en comble. En revanche, j’en veux à Dieu de me voler mon père sans
délicatesse.
Le pardon n’est pas une baguette magique. Il y a le pardon du vouloir et celui du pouvoir : on veut pardonner mais on ne peut pas. Quand on peut, lorsque enfin la tête et le cour finissent par être d’accord, il reste le souvenir, ces choses douloureuses qui remontent à la surface, qui troublent et raniment la haine. C’est le pardon de la mémoire. Ce n’est pas le plus facile.
Il exige beaucoup de temps.
Durant dix ans, j’ai demandé tous les matins à Martine : " Est-ce que tu m’aimes ? " Je ne
pouvais pas croire à son amour. Ma guérison s’est faite dans la durée. Oui, il faut du temps.
J’ai eu de la chance de rencontrer des gens vrais. Ils m’ont aimé avec l’empreinte de mon
passé, ils ont osé accepter ma différence, mes soubresauts d’homme blessé. Ils ont écouté
ma souffrance, et continué de m’aimer après les orages. Maintenant, j’ai la mémoire d’avoir
reçu.
Le passé se réveille à cause d’un son, d’une parole, d’une odeur, d’un bruit, d’un geste, d’un
lieu entr’aperçu... Un rien suffit pour que les souvenirs surgissent. Ils me bousculent, ils me
griffent. Ils me rappellent que je suis encore sensible. J’ai toujours mal. Je ne serai peut-être
jamais totalement pacifié. Il me faudra sans doute recommencer mon pardon, encore et
encore. Est-ce le " soixante-dix-sept fois sept fois " dont parle Jésus ?
Pardonner, ce n’est pas oublier. C’est accepter de vivre en paix avec l’offense. Difficile quand
la blessure a traversé tout l’être jusqu’à marquer le corps comme un tatouage de mort. J’ai
récemment dû subir une opération des jambes : les coups de mon père ont provoqué des
dégâts physiques irréparables. La douleur se réveille souvent ; avec elle, la mémoire. Pour
pardonner, il faut se souvenir. Non pas enfouir la blessure, l’enterrer, mais au contraire la
mettre au jour, dans la lumière.
Une blessure cachée s’infecte et distille son poison. Il faut qu’elle soit regardée, écoutée,
pour devenir source de vie. Je témoigne qu’il n’y a pas de blessures qui ne puissent être lentement cicatrisées par l’amour. Jusqu’à l’âge de seize ans, j’ai furieusement rêvé que ma
mère venait me reprendre. Puis j’ai accepté l’intolérable idée d’avoir été abandonné par
celle qui m’a porté. J’ai décidé alors qu’il valait mieux que je ne la revoie jamais.
C’est arrivé pourtant. À l’improviste. C’était après mon mariage. Une tante m’avait invité à
une réunion de famille sans me dire que j’y verrais ma mère. Je me suis soudain retrouvé en
face d’une femme brune, jeune et belle. Elle n’a pas fait un geste en m’apercevant. Pas une
moue.
Je me suis approché d’elle et lui ai dis :
Mon seul rêve, c’est un baiser de toi...
Elle a reculé imperceptiblement.
... ou ta main sur mon épaule, si tu préfères.
Un seul geste. Cela suffira...
Elle a conservé ses distances et a répondu :
Tu es comme ton père... l’honneur, rien que l’honneur !
J’ai attendu quelques secondes un geste qui ne pouvait pas venir. J’ai pris la tangente. J’allais
sortir quand ma mère m’a rattrapé sur le palier. Elle m’a demandé :
Tu as pardonné à ton père ?
Oui, je lui ai pardonné.
Elle s’est fermée. Son visage s’est crispé, durci. Elle ne pouvait sans doute accepter que j’aie
pardonné à cet homme qui m’avait brisé dans mon corps. Elle n’admettait pas que je les
mette tous deux au même rang du pardon. Elle a lâché :
Oui, tu es comme ton père. Tu seras un mauvais mari et un mauvais père...
Il y a des mots plus violents que des coups de poing. Les mots du venin de la désespérance,
de la fatalité. Ma mère ne mesurait pas le poids des mots. Il a fallu une autre femme, Martine, mon épouse, pour me purger de ce venin de mort. Elle m’a soigné avec une
patience d’ange, les jours succédant aux jours.
Grâce à Martine, je peux dire aujourd’hui cette chose impensable : la joie que je reçois de
nos quatre enfants, je la dois aussi à ma mère. C’est elle qui m’a donné la vie, ce trésor
inestimable.
Aujourd’hui je me bats pour être un bon père, un bon mari et un bon fils... de Dieu le Père.
Mes enfants sont devenus mes racines. Auprès d’eux, l’homme blessé que je suis a reçu des
guérisons. Lorsqu’ils m’appellent mon papa, je sens un délicieux frisson courir le long de
mon échine. Une émotion exquise. Je ne veux pas m’habituer à ce qu’on m’appelle papa.
C’est la plus belle chose au monde. Je me souviens de tous ces " mon papa " qui m’ont
manqué. Je rends grâce. Et je confie au Dieu Père tous les enfants qui n’ont personne à qui
dire " mon papa ".
« Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent
compte. Mais que ce soit avec douceur et respect » 1P 3, 15-16
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